CROITRE
Que font les hommes ? Ils croissent et se multiplient. Que fait le passé ? Il croît. Que fait l’enfant ? Il croît. Que fait le tout ? Il croît. Depuis l’explosion d’une pointe d’épingle minuscule et brûlante où étaient déjà contenus, mais sous une forme virtuelle et à l’état latent, le baiser de Judas au jardin des Oliviers, le Saint Empire romain de nationalité germanique et la paire de longs gants noirs dont se dépouille lentement Rita Hayworth dans une scène célèbre de Gilda, l’univers n’a cessé de croître et de se développer.
L’explosion primitive se poursuit sous nos yeux. Le tout n’est pas immobile. Le tout n’est que mouvement. Il est encore très jeune. Il étend son royaume vers de nouvelles frontières. Et nous, nous n’en finissons pas d’aller, l’espoir au cœur, vers de nouveaux triomphes et de nouvelles catastrophes qui viennent grossir l’histoire.
Nous savons déjà que la Galaxie à laquelle nous appartenons compte quelque chose comme cent milliards de soleils.
Le tout, autant que nous sachions, est composé aujourd’hui d’une centaine de milliards de galaxies plus ou moins comparables en étendue à la nôtre : il y en a beaucoup de plus petites, il y en a aussi de plus grandes. Le calcul n’est pas très difficile à faire. Cent milliards multipliés par cent milliards : il y a dans le tout, sauf erreur ou omission, 10000000000000000000000 d’objets célestes brillants qu’on peut appeler étoiles ou soleils. En gros, bien entendu.
Sans compter les planètes, les trous noirs, les quasars et toute une foule d’objets enchanteurs et célestes qui font le bonheur de nos astrophysiciens. Et tout cela part dans tous les sens vers des objectifs inconnus. Un peu comme tous les enfants du monde grandissent depuis toujours – toujours signifie longtemps – vers des avenirs dont on ne sait rien mais qui se dérouleront pourtant selon la nécessité et la loi avant de finir à leur tour.
L’histoire aussi ne cesse de croître. Nous avons derrière nous, refrain, cinquante ou cent mille ans en notre propre compagnie, trois ou quatre millions d’années en compagnie de quelqu’un qui se met peu à peu à ressembler à ce que nous sommes, quatre milliards d’années en compagnie de la vie, cinq milliards d’années en compagnie du Soleil et de la Terre, dites-moi au moins, mes chers enfants, que je ne vous ennuie pas trop, quinze milliards d’années depuis la singularité exceptionnelle, et pour tout dire franchement unique, que constitue le big bang. Et n’allez pas me chipoter, je vous prie, sur quelques zéros en plus ou en moins. Je ne m’arrête pas aux détails. Je veux seulement rappeler, au cas, improbable, où vous l’auriez oublié, que, toujours en mouvement, le tout bouge et s’étend et que le temps s’accroît du même pas que l’espace.
Le tout s’accroît parce que, de seconde en seconde, vous changez vous-même, vous qui lisez ces lignes, dans votre corps et dans votre esprit. Vous n’êtes pas aujourd’hui ce que vous étiez aux jours de votre enfance, vous n’êtes pas aujourd’hui ce que vous étiez hier ou avant-hier. Vous ne cessez de croître en même temps que le tout, que le passé, que l’histoire.
Les hommes ont crû aussi en nombre. Je ne sais pas, à vrai dire, s’il y a jamais eu un temps où ils étaient seulement deux à s’appeler Adam et Eve. Mais il y a eu une époque, à coup sûr, où ils étaient très peu nombreux. Selon de récentes théories, qui seront peut-être contestées demain, comme le big bang lui-même, par de nouvelles découvertes, ils n’étaient pas plus de dix mille il y a quelque quatre cent mille ans. Une longue période s’écoule – très brève, bien entendu, au regard de l’univers, mais très longue à nos yeux – où le nombre total des hommes sur la planète ne dépasse pas quelques millions.
De quoi peupler aujourd’hui une ville de moyenne importance. Les hommes, en ces temps-là, étaient assez fragiles. Je crois qu’il est permis de dire que leurs droits n’étaient guère reconnus. Ils se débrouillaient comme ils pouvaient à l’ombre du tout d’où ils sortaient. Le moindre souffle eût réussi, et sans la moindre peine, à les détruire tous d’un seul coup. Par je ne sais quel miracle, ils ont réussi à survivre. Et ils se sont multipliés.
Tout ce qui s’est produit dans le tout depuis leur apparition, et c’est assez bizarre, semble aller dans leur sens.
Quatre-vingts milliards d’êtres humains, encore un à-peu-près, un peu plus, un peu moins, se sont succédé sur la Terre depuis ses origines. Ces quatre-vingts milliards-là – il y a les deux Testaments, il y a les trois Grâces et il y a les trois Parques, il y a les Trois Mousquetaires qui étaient quatre, comme vous le savez, il y a les trois Consuls et les cinq Directeurs, il y a les Quatre Fils Aymon et les cinq parties du monde, il y a les Sept Dormants d’Éphèse et Les Sept contre Thèbes et les Sept Sages de la Grèce et les Sept Merveilles du monde et les sept péchés capitaux, il y a les huit croisades et il y a les neuf Muses, que personne ne connaît, il y a les dix plaies d’Égypte et les Dix à Venise, il y a les douze travaux d’Hercule et les douze apôtres du Christ et les douze mois de l’année, il y a l’Histoire des Treize de Balzac, « Il y a les vingt-trois d’Aragon
Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant....
Il y a le combat des Trente et la guerre de Trente Ans, il y a la guerre de Cent Ans, il y a le Conseil des Cinq-Cents, il y a les Mille de Garibaldi, il y a les Mille et Une Nuits, il y a les mille et trois maîtresses de Don Juan – mille e tre – dans le catalogue de Leporello, il y a l’expédition des Dix Mille, il y a Le Million de Marco Polo, qu’on appelle aussi Le Livre des merveilles du monde, il y a le milliard ou le milliard et demi de Chinois qui s’accroît chaque année de l’équivalent de la population de la France, il y a aujourd’hui sur la planète cinq ou six milliards d’habitants, il y a eu, des milliards et des milliards de fois, deux êtres qui étaient tout l’un pour l’autre et qui ont répété sans se lasser une histoire éternelle : cette fois-ci nous parlons de l’histoire des quatre-vingts milliards –, ces quatre-vingts milliards-là n’auront pas chômé avant de s’en aller.